Représentation du "soi"

Publié le par Jaz

 

SénTàCTête à claque

 

Avant-propos

Sénia est une fillette d'une dizaine d'années qu'on a du mal à situer. Elle pouffe, se déforme le visage en le triturant, en particulier l'oeil droit sous les lunettes, déclare son amour sans cesse, et si, avec l'aide des enseignants, elle a progressé au niveau psycho-moteur et du graphisme, ses résultats scolaires sont pratiquement "nuls". La piste "psy" (CMPP) n'a rien donné, le travail sur le plan relation mère/fille reste à faire. A la dernière Equipe Educative, j'ai proposé une hypothèse diagnostique: Trouble d'Apprentissage de Type Non verbal, mais il y a trop d'éléments qui ne collent pas non plus. Un article sur le site présentera prochaînement sa problématique (voir le lien dans un commentaire à venir).

     Nous avons donc convenu que je me chargerai d'elle et je me suis centrée sur ses troubles de concentration, et de compréhension en passant, notamment, par la prise de conscience de son corps, de ce qu'elle éprouve, et de la nécessité de faire un choix, au lieu de se laisser "gérer" par on ne sait quoi, comme en témoigne une sorte de sourire narquois. Ce sont les supports de ce travail qu'elle a réalisé en dessin qui font l'objet de cette présentation.

 Comment en suis-je arrivée à la "traiter" de tête à claque?

SénPort-copie-1Un corps "contenant" pour pouvoir dire "mon corps c'est moi"...

passe par un corps présent dans la relation à, avec des limites et une distance...

  Le travail s'est mis en place sans projet préalable en fonction de ce qu'elle apportait en séance comme problème rencontré dans quelque secteur que ce soit.

  J'ai commencé à voir Sénia en fin d'année scolaire et peu après elle a été agressée par des enfants de sa classe. Je lui ai donc proposé un petit livre "ma sexualité" afin de l'aider à mieux connaître son corps, ses limites etc... Nous ne sommes pas allées très loin,  nous avons recensé les parties visibles, signalé  l'incapacité de voir son dos pour amorcer la question de point de vue dans l'orientation spatiale. et celle de ce qu'on ne voit pas, les organes internes... jusqu'à "mon corps m'appartient".

  C'était un mode d'approche, une façon d'entrer en relation avant la séparation des vacances.

  Parallèlement, nous avons commencé à travailler sur "ce qu'elle oublie tout le temps" de ses affaires et "la mise à distance" d'une mère qui est sans cesse sur son dos, en aidant celle-ci à accepter que sa fille s'autonomise, même si c'est au prix de n'avoir pas fait son travail ce qui revient à:

Pour sa mère, se séparer d'elle pour pouvoir la laisser s'autonomiser.

  Le temps de démarrer avec son nouveau maître, en CM1, nous avons eu une équipe éducative. Nous avons tous convenu de la nécessité d'examens complémentaires, demandés en milieu hospitalier et dans l'immédiat (il faudra des mois voire plus pour l'obtenir) décidé d'une concertation entre son enseignant et moi-même pour l'aider à intégrer les consignes et s'étayer sur des bases relevant d'une autre démarche de compréhension des données à intégrer.

 La question de ses sortes d'absences m'a fait penser à mettre en place une stratégie qui la responsabilise. Nous avons parlé du fait qu'il y avait peut-être une autre Sénia cachée en elle que celle qui n'arrive pas à suivre en classe malgré son application et que nous pourrions peut-être l'aider à se manifester ensembles.

  C'est ainsi que, outre le carnet où nous échangeons son maître et moi, elle a en classe un carnet de "rééducation" et ce qui y figure avant tout ce sont deux dessins où elle doit choisir celui qui représente celle qu'elle a envie d'être, à ce moment.

Sen12-copie.jpg                  Bien                                                                                      Pas là

  Elle a donc dessiné ces deux représentations d'elle-même, correspondant à sa façon d'être à différents moments, sur une feuille, et a collé les deux dessins sur un carton.

  Ces dessins lui ont permis de s'entraîner à tracer, mesurer, découper, en lien avec ce qui était justement à son programme en ce début d'année scolaire: les droites, les angles, les figures, les unités de mesure... Ce n'était pas sans peine, et elle ne s'est jamais entraînée à la maison comme je le lui demandais.

Mais cela a marché, même si elle a longtemps oublié de sortir les cartons à l'école, le pli a été pris, et si elle les oubliait en séance, un bref rappel a fini par suffire à l'aider à se repositionner dans l'activité en cours. Elle est toujours plein de bonne volonté mais continue à oublier...

  Nous avons donc installé le rituel de rechercher ce qu'elle a oublié, cette fois, et pour l'habituer à vérifier son cartable, celui du rangement de ses papiers et documents divers. C'était travailler à la mise en place de comportements donnant un cadre où pourraient s'inscrire des apprentissages en mémoire à long terme (MLT) et non plus seulement dans une mémoire de travail à court terme qui n'intègre rien et dont les éléments mémorisés se dispersent.

  5.11.jpgC'est alors que l'automne a fini par arriver. Cette fois, les enfants étant en vacance, j'ai constitué des bouquets, les ai scannés et ai proposé à Sénia de choisir celui qu'elle préférait (les feuilles étaient encore là, mais les couleurs un peu passées).

 

 Imaginer pour ouvrir un espace aux représentations

 

 Sans en parler davantage, je lui ai demandé alors de s'en rappeler et de dessiner tout ce qui lui passait par la tête, essayant de déclencher un processus associatif qui ne pouvait fonctionner à partir de mots, car elle présente  une sorte de manque du mot de type aphasique.

 Elle s'est lancée  et les a numérotés ensuite, dans l'ordre où elle les a réalisés.SénImag

  Elle n'avait plus le modèle sous les yeux mais a bien reproduit une sorte d'envol presque au centre de la feuille (1). Laissée seule elle est retombée dans une figure en ligne (2) (elle a pensé à un petshup, mais inventé a-t-elle précisé) puis s'est risquée à réaliser une fleur en dessous (3), comme si elle associait sur les ailes de son premier dessin. Respect de la séquentialité avec la ligne, choix paradigmatique à partir de la forme, Elle a redressé la feuille et en a dessiné une autre (4), résumant les procédés utilisés pour "remplir" la forme de base: des sortes d'yeux, des rayures, le renforcement du trait). Deux sortes de dessin alternent ainsi du point de vue du trait et de la facture.

  Discussion:

 Elle a représenté ce qu'elle avait interprété comme "un animal" (1)... a associé sur une fleur(3) et a essayé de reproduire de mémoire d'autres "modèles" dans un deuxième temps pour chacun de ces essais. Il y a bien eu mobilisation dans l'imaginaire et ses choix mêmes illustrent ses tentatives de connecter ce qui lui vient intuitivement, avec des représentations convenues où se mettent en scène des éléments figuratifs, premier lien symbolique avec les traits de comportement si dérangeants.

Représentation d'une image de ce qui serait "soi"

  Nous poursuivons notre travail, bases à reprendre, consignes restées lettre morte jusque à comprendre ce sur quoi elles portaient. Et toujours, partir du concret pour que les mots accrochent une référence. Mais il n'y a pas seulement ce travail pour que sa mémoire de travail (MT) s'inscrive en mémoire à long terme (MLT) (voir le corpus de thèse de Manet sur la mémoire), mais à l'inverse d'Amira, une enfant dysorthographique qui ne se percevait pas "de l'intérieur", amener Sénia à réaliser l'importance du regard de l'autre, de la façon dont il nous fait exister. C'est ainsi que nous sommes entrées dans une approche de ce qu'elle donne à voir d'elle-même, et d'elle-même, elle a presque parcouru  le champ émotionnel. 

 Nous sommes passées par la recherche de ce qu'elle aimait ou n'aimait pas... en le justifiant,

car, à la différence des autres enfants, il a fallu lui suggérer le domaine alimentaire, elle s'en tenait à détester l'enfant qui l'avait agressée sans trouver quelque chose d'autre. Elle a pu également préciser ainsi qu'elle aimait l'école et, la fois suivante, n'aimait pas apporter le carnet... lien entre l'école et notre travail qui la "bouscule" très certainement.

 Nous avions posé le bon geste articulatoire pour son schlintement qu'elle pourra corriger quand elle sera prête.

Elle avait travaillé avec la glace pour voir comment sa langue pouvait se poser et se reposer sans se tordre au moment de souffler... elle avait ainsi un aide mémoire de la position dans son carnet de rééducation, même si elle ne faisait pas les exercices quotidiens conseillés.

  Si Sénia était alors bien là, présente, souvent souriante, certains signes de malaise revenaient lorsqu'elle se sentait en difficulté, l'exagération de son schlintement, se tordre l'oeil en particulier, en baissant la tête avec une sorte de sourire difficile à interpréter... Comme depuis le début de sa prise en charge, il lui arrivait en outre de se tromper "exprès", histoire de brouiller les pistes... Sait-elle, ne sait-elle pas? Tous (semble-t-il), nous l'acceptions telle qu'elle était certes, patients, pour qu'elle avance à sa façon, en son temps, mais cette façon de nous pousser à bout pouvait porter ses fruits et... après les vacances de Noël, je suis sortie de mes gonds. 

  A la rentrée de janvier nous avions travaillé sur les mesures de longueur en partant de son propre corps, l'appréciation de la distance, et repris le rituel de ce qu'il ne faut pas oublier d'apporter, dont le carnet de texte. Elle est donc "recadrée" et bien qu'elle n'ait pas écrit une leçon sur le passé simple, elle est présente, discute, se déplace etc...

 Nous passons à la question du temps, pourquoi n'a-t-elle pas eu le temps d'écrire? On lui jette des papiers en classe. Elle a juste dit d'arrêter, s'est déplacée pour les ramasser... et elle se met à rire à sa façon. C'est alors que je lui dit d'arrêter de faire sa "tête à claque". Pour expliquer l'expression, je reconstitue la situation avec des marionnettes: je mime son sourire qui se fiche de moi!. 

 SénEs1Je lui propose alors de faire un dessin pour qu'elle ait à choisir entre cool/tête à claque. Il nous faut d'abord partager la feuille en 4 parties égales puis elle commence à dessiner: elle essaie une première tête, une seconde qui ne vont pas. Nous prenons une nouvelle feuille.

 SénEs2Sénia dessine  une tête de "rigolote" et une tête "méchant"; en dessous elle va mettre l'autre sexe "rigolot" précisant un garsson, une fille "méchante" .

Il lui faudra passer à une autre feuille pour arriver à tête "normale" en deux temps, après être repassée par rigolote, méchante, normale qui montre les dents "hachée" (est-ce le shlintement?)...

La dernière tête normale qu'elle retiendra pour faire pendant à "tête à claque" (en début d'article) se révèle plus expressive même si l'ovale de la tête (qu'elle a réalisé comme nécessaire dans ses essais) un peu déformé en fait presque un masque: il y a quelqu'un qui l'habite (voir Max et Juju).

SenTN-copie-1.jpg 

Pourquoi évoquer une représentation "du" soi et non "de" soi?

  Dans le parcours de dessins de Sénia, la figuration d'elle-même a beaucoup évolué, depuis le premier qui semble ne pas être structuré jusqu'au dernier qui, s'il peut faire penser à un masque,  commence à évoquer une expression, de tristesse peut-être, registre émotionnel qui n'est pas venu d'emblée.

  Ce parcours est très différent de celui d'Artus qui a quitté le dessin schématique de la représentation de soi d'un trisomique pour rechercher la représentation de son visage en découvrant en particulier l'ovale... Sénia a pris conscience également de cette forme ovale après avoir essayé de représenter ce qu'elle espérait être pour les autres et une discussion sur ce qui coexiste en chacun de nous, sans qu'on perde le sentiment d'être, ce que j'ai appelé "le soi", car nous "travaillons" à ce qu'elle puisse s'organiser au delà du clivage en se structurant. Le chemin que nous suivons est ainsi devenu "émotionnel".

  Tout comme Corine dans Histoire "vraie ou vraie histoire", elle fonctionne dans l'opposition gentil/méchant, prémisses de celle du bien/mal, et cette opposition est partie en fait pour elle de "rigolote", telle qu'elle se veut être au regard des autres, et "méchant" où elle ne se reconnait pas (son frère peut-être?). Cette première mise à distance ouvrait la voie à celle du marquage syntaxique du genre dans le damier que représente la première feuille de têtes, dans la distanciation qu'implique l'article indéfini.

La deuxième intègre l'ovale et cherche une voie jusqu'à "normale", opposée à rigolote en passant par une fille méchante,  figures qui évoqueraient plutôt l'opposition gaie et triste, et le travail autour de l'expression pour la figuration de la bouche l'amènera à en réaliser une "tranchante", désignée comme normale entre parenthèses (est-ce celle de sa présentation actuelle avec son schlintement?) avant de poser une normale sans réelle expression, tout comme Bécassine à qui elle ressemble souvent.

  Ce n'est qu'après ces deux séries  et l'indication de ce qui peut indiquer le sourire (< >) qu'elle réalisera  ce que peut être une "tête à claque", et ce dessin tellement différent des dernières têtes, d'une tête "normale".

  L'exemple de Max, déjà cité, m'encourage à poursuivre ainsi, en me laissant guider par ce qui lui arrive. Elle arrive à avoir de bonnes notes de temps à autre et à moins oublier. Tout se passe comme si nous tracions de sillons où ce qu'elle apprend puisse s'inscrire en partant d'une base. Elle serait sur la voie de l'autonomisation ce qui peut expliquer le passage de rigolote à une certaine forme de tristesse, par le fait de passer de ce qu'on donne à voir à ce qu'on ressent. 

 

Publié dans Dessins

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Z
L'article annoncé est paru sur le site, voir la réponse au commentaire pour le lien.<br /> <br /> Il présente une analyse de la Figure de Rey, en parallèle de celle de Max, mais cette épreuve ne résout pas pour autant le problème de diagnostic.
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J
<br /> <br /> Figure de Rey et geste graphique<br /> <br /> <br /> <br />