Un si long silence 2 Etayage de la parole de Yann

Publié le par Jaz

Un si long silence 2 Etayage de la parole de Yann
Les mots du jour : Obélisque, Pyramide, Cléopâtre.

Yann, trisomique de 28 ans mais pas que. Presque un an déjà. Il y a eu quelques rencontres, quelques coups de téléphone de sa propre initiative. Mais ce jour consacré à son voyage en Égypte, (un an après l'article  l'article précédent sur ce blog), j'ai regretté le temps où j'enregistrais, car lorsque nous nous sommes retrouvés seuls lors de notre visite rituelle du samedi matin (de plus en plus rare), j'ai entrepris de travailler certains mots toujours déformés dans sa parole spontanée du jour : il participe maintenant tout à fait aux conversations. Ces quelques exemples présentent un condensé de ses difficultés et de mes stratégies habituelles pour les lui faire dépasser.

Pour lui faire comprendre l'origine de l'effort immense qu'il doit réaliser pour répondre à ma demande : modifier le mot déformé qu'il a construit,  j'utilise une image que je trouve parlante en particulier pour lui peut-être (il m'écoute avec attention) mais aussi pour que sa mère puisse renforcer ce nouvel apprentissage en comprenant le "pourquoi" du reconditionnement et le "par où il peut passer" dans l'adaptation même de son étayage aux difficultés qu'il rencontre.

J'ai trouvé cette métaphore imagée, venue à propos d'un d en finale du mot "pyramide" qu'il prononçait d'abord "teu" puis "deu" quand il a syllabé le mot en s'appliquant beaucoup, après avoir construit py-ra puis /mi/ /d/, gestes de soutien à l'appui, procédés que je décrirais ultérieurement car ce n'était pas facile ...

Tout se passe comme si toi, Yann tu étais "un tracteur dans un chemin plein de boue qui passe et repasse, en faisant un chemin creusé pour les roues, laissant des ornières profondes". Ces ornières correspondent aux trajets des mots comme tu les utilises, déformés. Pour mieux les dire, réaliser le mot intégral recherché, il faut sortir un tout petit peu de l'ornière, sur le bord même, à peine. Sans la quitter tout à fait, ce qui est vraiment très difficile...

... d'arriver au D en remplacement du T, venu spontanément accompagné de l'appui vocalique "eu". En effet, il s'agit pour lui de ne plus prononcer cette syllabe mais de passer du t au d sans que sa vocalité lui fasse perdre la zone d'articulation de la dentale, tout autant que sa position finale dans le mot. Ce qui cible bien les processus en jeu dans ses difficultés de parole tant paradigmatiques que syntagmatiques.

Le processus vaut pour tous les changements qu'il est obligé de réaliser pour déconstruire un schème et, en s'appuyant sur diverses stratégies intégrant différents schèmes déjà automatisés, pour initier le nouveau : ne pas y rester fixé pour que ce nouveau schème puisse à nouveau creuser son sillon en quelque sorte. Cette explication sera illustrée par la façon dont nous avons construit les mots du jour, ciblant sa récente croisière sur le Nil en Égypte avec ses parents, lui qui s'intéressait tant aux hiéroglyphes (cf. l'image du titre devant des cartouches). Car dans cette première partie de la "visite" nous avions parlé de cette merveilleuse croisière sur le Nil, photos et vidéos à l'appui.

Reconstruction approximative du corpus

OBÉLISQUE

J'ai proposé le premier mot car au cours de notre discussion en tête à tête, il me parlait de "colonne", il avait été impressionné d'après ce que j'ai pu traduire de son expression spontanée, sans trop approfondir. J'ai précisé alors obélisque. On va donc apprendre à dire bien ce mot. J'ai été influencée dans ce choix par l'actualité d'Astérix ... (relai des Pokémons qui succédaient aux hiéroglyphes dans ses thèmes de prédilection).

Je démarre mon étayage

- avec des gestes évoquant ceux de Borel en soutien, et les pose devant lui en suivant le sens de l'écriture (séquence) pendant que je les prononce. (Il peut donc s'étayer sur un support visuel et non mettre en jeu seulement sa mémoire auditive, geste de rappel). O : pouce et index réunis dessinent un O. B je fais le geste de la 1/2 boule sur le ventre en disant bé comme bébé (il sait dire bébé et il s'agit d'un soutien, sans plus, évocateur de la forme de la lettre qu'il connait).

- Il s'agit ensuite de sortir de la syllabation pour obtenir la fluidité de l'association obé sans perdre le O initial qu'il omet en simple répétition du mot si on ne passe pas par sa reconstruction. Pour l'obtenir à partir du modèle de ma voix, (il a tendance à le dire en même temps à sa façon au lieu d'écouter même si parfois il le chuchote bien), je fais le geste des mains qui s'ouvrent de vers moi vers lui,  ou balaye l'espace de ma droite à ma gauche de la main droite (dans le sens de l'écriture donc pour lui) pour l'accompagner. Au cours des répétitions j'en changerai d'ailleurs.

- Il réussit à le dire bien. J'essaie la 3e syllabe li (sk) pour obtenir obéli avec un simple geste de la main le l (le doigt monte devant la bouche et l'index tendu représente le i). Il répète li...

... puis on essaie obéli, il a perdu le o et retombe sur la syllabation.

- Lorsque cette dernière semble stable je redis le mot et essaie un mouvement pour soutenir les 3 syllabes liées

en ajoutant sque avec le geste du serpent (je dis le mot serpent d'ailleurs en même temps que je le dessine dans l'air) et une adaptation du geste du k, index droit recourbé projeté vers lui (en fait  celui de base qui a soutenu la mise en place des consonnes, évoquant la projection vers le fond de la bouche). Reprises partielles, essais divers avec ou sans modèle ou sans support, à chaque réussite je lui fais le reprendre plusieurs fois et cela a l'air de tenir plusieurs fois. A charge pour sa mère de le consolider.

PYRAMIDE

Yann a toujours cette appétence à communiquer. Il fait feu de tout bois pour tenter de se faire comprendre ! Au cours de la conversation partagée avec sa mère (souvent traductrice plus experte que moi-même) Yann avait figuré un geste évocateur (une sorte de triangle en 3D de ses mains) d'un thème qu'il souhaitait aborder : "pyramide", incapable de prononcer correctement le mot, (pamé ou pade) peut-être, ou même de le répéter si on lui en donne le modèle. Devant notre incompréhension, il l'a accompagné de quelque chose qui ressemblait à Gizeh, accompagné d'un geste figurant le sphinx, contexte fort utile pour identifier pyramide mais sphinx m'a semblé trop complexe pour être choisi comme support de travail. J'ai donc préféré travailler à bien prononcer pyramide... répondre à sa demande en fait.

3 problèmes en vue pour ce mot :

- les 3 syllabes : sa réalisation que je n'ai pas notée n'en comportait que 2, escamotant le 1ère.

- la présence d'un r qui est resté stable dans l'apprentissage du mot semble-t-il. (Syllabe simple CV. Ce ne sera pas le cas dans Cléopâtre)

- une finale avec un e muet donc une dentale sonore en finale.

Comment intégrer pyra le chemin est tracé, il connait pirate, donc le pi ne lui pose pas de problème a priori sauf de le garder quand on ajoutera la 3e syllabe, car il y a le r comme consonne de la seconde. Lorsque je passe au mide le travail va porter sur la finale, décrit ci-dessus car sa mère revenue le réalise spontanément en syllabant deu, ce qu'elle analyse très bien, d'ailleurs, comprenant la difficulté que cela représente pour lui, très appliqué et désireux de réussir. Il y réussit parfois en chuchotant et je le félicite. Tout est bon à prendre.

J'ai dû/pu faire un travail d'articulation en lui faisant prendre conscience de la position de la langue pour le d, qui lui, est tout doux par rapport au t, en parlant de caresser cette zone avec sa langue. Toujours les gestes en accompagnement, le d c'est celui de dos... pas to !

Reste le plus dur : arriver à avoir les 3 syllabes avec le d car s'il a réussi à en attacher 4 en syllabant, finissant sur deu bien appuyé, il lui faut retrouver la fluidité des enchaînements.

On reprend obélisque qui a tenu, puis pyramide avant de s'attaquer à Cléopâtre

 

CLÉOPÂTRE

Avant de se concentrer sur la prononciation du mot il a fallu  canaliser Yann car il part sur César, son assassinat en fait, la mort du roi qui a permis qu'elle devienne reine ... J'ai dû deviner tout cela car sa parole mélange les lieux, les titres etc... faute de moyens d'expression adaptés j'imagine.

 

C'est vraiment la 1ère fois que je vois aussi clairement démontré ce qui paralyse la structuration de ses moyens d'expression, toutes ces connaissances qu'il semble avoir, le décalage entre ce qu'il voudrait dire et tous ces moyens qu'il met en œuvre pour se faire comprendre avec, malgré tout son accrochage à des thèmes de prédilection auxquels il retourne, est-ce une façon de se rassurer sur ses difficultés à se faire comprendre.

A quelles difficultés allons-nous devoir faire place pour qu'il arrive à dire le nom de cette reine.

Comment associer clé o, le passage d'une voyelle à l'autre sans segmenter.

- Klé avec cette autre lettre instable qu'est le l, obtenu en parlant de clé et le geste d'ouvrir une porte.

- Puis j'utilise l'onomatopée ého avec son intonation. Et bien sûr le geste de la main qui les unit dans un même mouvement. Il fut un temps ou le passage d'un support d'étayage à un autre le bousculait trop, et il perdait sa concentration. Il est habitué maintenant à ces changements qui se renforcent les uns les autres.

On passe ensuite à pâ tre.

- Lorsqu'il n'est plus avec le eu de la segmentation initiale qui est son point de départ, le r va être déstabilisé : il va se promener dans la première partie du mot au moment où on essaiera de les réunir. Ce qui va donner Cléro pat ! (voire Crélo).

- Avec beaucoup de patience de notre part, sa voix dans ma voix, ses essais chuchotés, il en réussit un.

La fatigue aidant nous décidons d'un commun accord d'arrêter le travail... plus d'une heure que nous parlons, conversation puis travail ...

Yann qui, on le rappelle, ne parlait pas à 9 ans, a appris autrement, autrement même que d'autres trisomiques comme Artus ... autrement même que M**, un adulte que j'ai suivi plusieurs années à partir de ses 21 ans, épileptique, avec une sorte de dysarthrie neurologique qui l'empêchait d'associer les quelques syllabes de son langage pour apprendre à lire, présentant un déficit intellectuel très important.. Chacun m'a permis d'imaginer d'autres moyens de les aider en bénéficiant de l'expérience acquise avec les autres.

Apprendre autrement

Pour ne pas conclure

Lorsqu'un patient ne peut répéter correctement un mot pour l'apprendre il faut donc s'appuyer sur ses propres stratégies à lui pour l'aider à modifier sa perception de mouvement moteurs à réaliser pour le prononcer correctement. Réduction : omission de syllabes en toute position, simplification de groupes consonantiques, assimilations diverses, tout autant que déplacements tant de syllabes, que de traits sourds/sonores, de phonèmes instables comme le r (soit par anticipation en particulier, soit retrouvant un groupe familier etc...), contamination par le contexte. On retrouve tout ce que la littérature cible dans le cadre des troubles de l'expression orale niveau parole (et on l'a vu écrit).

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