Le mot et l'oubli: problème d'évocation?

Publié le par Jaz

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Quel sens pour l'oubli du mot?

Quel rôle remplit-il dans certaines pathologies en dehors de l'aphasie?

La séance de Sénia et son contexte: les questions

Sénia (11 ans, CM2) vient avec une tante qui a eu une formation "psy" ce qui lui permet de situer la part de l'affectif relationnel dans les difficultés  que Sénia rencontre dans le champ de ses apprentissages. Elle veut que sa tante assiste à notre travail, ses yeux brillent quand je le lui demande. Je pense qu'elle sait que j'expliquerai des choses qui lui permettront d'avancer à long terme.

En effet, il n'y a toujours pas de diagnostic de posé pour Sénia et des difficultés de tout bord persistent. Si Sénia part en vrille en classe, elle n'est pas la seule, les remplaçantes se succèdent et le protocole établi pour elle avec la maîtresse en Equipe Educative ne fonctionne plus. Une maitresse n'est-elle pas allée jusqu'à la "secouer" (cf. les bébés secoués) dernièrement, tellement elle sait être exaspérante: par sa lenteur en tout, son sourire niais, sa force d'inertie incommensurable et la fréquence d'échecs invraisemblables aux exercices proposés.

Ce jour-là, pas de schlintement, elle renonce à son rituel de passer aux toilettes car j'ai fait comme si je n'entendais pas sa demande et elle s'installe en me disant:

"j'ai oublié la rosace".

Nous sommes dans "l'oubli" certes, mais d'apporter ou de faire pour apporter? J'avais émis l'hypothèse que si elle oubliait d'apporter son compas à l'école c'est qu'elle ne savait pas s'en servir. Aussi, avions-nous exploré son fonctionnement en s'y entraînant deux séances auparavant (figure en tête d'article où nous avions du reprendre le rayon, le diamètre qu'elle inversait, apprendre à tourner etc...). Elle devait s'exercer chez elle. Sa mère qui m'avait appelée pour parler de certaines démarches, m'a confirmé qu'elle avait vu des cercles qui traînaient.

 

SéniacarréKoppel copie  Elle n'avait donc rien apporté, ni cette séance, ni la séance précédente où nous nous étions centrées sur la segmentation d'un carré pour qu'elle apprenne à prendre des repères à partir d'une figure à recopier, puis à la reproduire de mémoire (carré de Koppel), travail "praxique" également car comment tirer un trait droit sans règle et comment le faire à la bonne place sans but pour une visée?

Senia2ecarre-copie.jpg Nous avions fait de nombreux essais car le 2e essai en copie (elle avait voulu recommencer) était meilleur: elle avait posé le croisement des diagonales et percevait le carré sur pointe qu'elle appelait le triangle, sur un fond et non plus isolé. Nous l'avions construit ensuite, modèle présent, à partir des diagonales et médianes, parallèles, révisant ainsi sa géométrie... déjà travaillée.

Pour finir elle l'avait réalisé sans modèle, de mémoire donc,  mais guidée par le rappel verbal de la démarche... réactualisant les étapes de la construction. Senia-memoire-guidee-copie.jpg

   Il lui restait à transposer ce nouveau savoir-faire (repérage) pour réaliser "une rosace" mais nous n'avions pas eu le temps de nous y essayer. Elle avait hoché la tête quand je lui avais demandé si elle savait faire. Sa tante a bien vu le compas trainer sur une table mais aucune ébauche. La tâche est donc encore trop difficile pour qu'elle la réalise sans être guidée. Elle n'a donc rien apporté d'autre que son cartable.

Lorsque je lui demande de m'expliquer pourquoi ou comment elle a pu oublier de rapporter ce qu'elle devait faire pour moi, je n'attends pas de réponse, mais je peux aussi me dire qu'elle s'en est souvenue et n'a pas oublié le mot qui la désignait, même si elle finit par reconnaitre qu'elle ne l'a pas fait.

C'est un énorme progrès car avant ses "oublis" d'un carnet, d'un cahier et d'autres demandes, ne pouvaient être facilement nommés quand elle ne pouvait les présenter... Les intervenants de l'équipe éducative étaient tous d'accord sur les aléas de sa mémoire, un manque du mot évident parfois alors qu'elle dispose de termes lexiques assez élaborés, tout à fait inattendus quand elle s'en sert pour répondre, au lieu de se contenter de son sourire masque ("niais") derrière lequel se cache, et, si on insiste, son "j'ai oublié" avec le superbe schlintement dont elle ne nous a pas gratifié ce jour.

Je lui fais vider son cartable où j'aperçois des feuilles chiffonnées, alors que nous avions appris à le ranger: classeur, chemises etc... "oubliés en classe"!

- Notre travail praxique du jour consistera à ré-apprendre à plier une feuille de papier en ajustant les deux bouts: je le lui avais montré sans entrer dans les activités de pliage, toujours nécessaires, qui s'inscrivent à l'occasion du travail sur la structuration du carré, prochaîne activité praxique à inscrire à notre programme.

- Nous n'avons pas le temps de le réaliser concrètement car elle sort un grand dessin coloré et ce sera le travail du jour que d'avoir à en parler

Le dessin des lettres cachées

Ce titre est mien car c'est ce que cette feuille m'évoque lorsqu'elle m'aura dit: "c'est les lettres" en me montrant un petit B posé horizontalement quelque part au milieu de formes bizarres de différentes couleurs et d'autres que je ne repère pas. Il est repassé au feutre noir. D'autres parties aussi, comme dans un vitrail. Le travail d'expression sera double.

- Retrouver la consigne qui lui a été donnée. C'est particulièrement laborieux, je propose: elle acquiesce ou refuse car il lui est impossible de la retrouver et elle ne trouve pas un seul mot pour l'expliquer en dehors de son titre de départ.

Je veux comprendre ce qu'on lui a demandé de faire et, pas plus qu'elle ne peut "raconter" ce qui s'est passé quand on lui a demandé de le réaliser, elle ne peut retrouver comment on le lui a demandé. Je vais donc évoquer tout cela et reconstituer les étapes: au tableau la maîtresse a montré où inscrire les lettres sur la grande feuille à dessin (d'où les gestes), indiqué les couleurs pour colorier, "bleu, jaune, rouge", (qu'elle nomme en montrant l'emplacement de base où elle les a posées, en haut à gauche)elle a demandé de "repasser le crayon au feutre noir" (elle précise qu'elle "n'a pas eu le temps de finir, d'autres aussi").

Les éléments lexiques apportés par la maîtresse sont bien restitués lorsqu'on leur donne une place dans la séquence des étapes de la consigne. Elle n'a pas de problème de mémoire de travail pour le réaliser mais pour l'évoquer verbalement ultérieurement, faute de chemin disponible mentalement peut-être?

- Retrouver le nom d'une des couleurs utilisées, orange, qu'elle n'arrive pas à nommer autrement que dans l'opposition clair/foncé qu'elle a mise en route, alors que je la lui fait rechercher en évoquant le fruit... elle parle de mangue puis de pastèque, grenade. Je lui dis: plus simple, pas celle de l'intérieur seulement mais de l'extérieur aussi, on l'épluche... et je finis par dire qu'on en fait du jus. Elle retrouvera donc le nom de la couleur dans l'expression "jus d'orange" qu'elle répète, heureuse de le retrouver.

 

Discussion

Quelques hypothèses de travail issues de l'évolution de la prise en charge.

Un mot sur ses problèmes de construction visuo-spatiale, plus que manifestes dans la réalisation de sa figure de Rey où se mêlaient espace topographique et mouvement (juxtaposition d'éléments construit dans un mouvement qui empêchait la saisie d'une structure interne).

Ce sont des hémisphères différents qui gèreraient le mode d'approche qui structure (HG) et ce qui relève du kinésique (HD) et ce qui a "marché" dans cette prise en charge s'est étayé sur cette sorte de dissociation fonctionnelle, comme s'il y avait deux figures d'elle-même, et nous avons travaillé sur le choix préalable à l'unification... sur le plan psychologique et comportemental, sans avoir réussi encore à mettre en route un fonctionnement structurant motivé par ce mouvement interne pulsionnel qui s'exprimerait ailleurs, dans des symptômes en régression.

Le travail de structuration du carré s'est alors appuyé sur le souvenir de ce qui a motivé le choix de l'objet (le trait) et de sa localisation (par rapport à la figure "contenant") en insistant sur les repères préalables à se donner.

Pour en revenir au manque du mot, tout vient de la façon dont on définit le mot en fin de compte... Ce serait dans le rapport entre le mot et ce qu'il représente pour certains enfants (dans mon expérience), et les chemins pour le retrouver viennent aussi des chemins de mémoire:

- de la catégorisation implicite que cela suppose pour qu'il s'inscrive en MLT

- ou de la contextualisation situationnelle de sa production antérieure si on veut en retrouver la forme, l'un et l'autre pouvant s'appuyer l'un sur l'autre! contenant/contenu.

Le mode d'utilisation du mot ne serait ainsi plus le même, lorsqu'il tient lieu d'objet dans une action concrète où l'enfant doit apporter quelque chose et qu'elle annonce l'avoir oublié: de le faire ou de l'apporter.

Ce jour-là elle l’a « nommé », en tant qu’objet attendu, « rosace », et n’a pas cherché le nom comme elle le fait souvent.

Il est là, disponible comme pourrait l’être l’objet demandé. Je le reçois comme j’avais reçu une bonne note à un contrôle que nous avions révisé ensemble, alors que je lui avais demandé une feuille d’un texte de récitation qu’elle devait recopier, qu’elle avait oublié de faire sans même rapporter l’original.

Quel sens donner à cette évocation spontanée répondant effectivement à une demande ?

En se référant à la théorie du signe linguistique dans sa définition classique (Signe=St/Sé), la nomination est-elle substitutive de l’objet en tant que référé alors que la relation symbolique transforme ce référé en référent pour devenir le support signifiant du signe linguistique ? Cette dissociation possible n'est jamais évoquée, mais renverrait pour Sénia au fait que le signe n'est pas unifié, et que son sens ne renvoie pas à l'objet dans un rapport abtrait, mais "est" en quelque sorte un premier représentant d'un objet concret dans l'expérience concrète qu'on peut en avoir.

Ce ne serait pas à cette  étape que se situe l’évocation d’un mot porteur de signification en tant que signe linguistique, le signifiant « convoquant » en quelque sorte automatiquement le signifié pour devenir un outil « linguistique » au service de la communication comme de la pensée.

Or Sénia a du mal à réaliser l'association St/Sé qui s'impose d'elle-même en principe, comme le montre la recherche de la couleur « orange », deuxième « nomination » de cette séance, qui ne sera retrouvée qu'en passant par la contextualisation … d’une expression figée, beaucoup plus fréquemment utilisée… et donc plus familière.

Lorsqu'elle appelle la couleur orange "jaune foncé", au cours de la recherche du mot « orange », elle solliciterait sa façon de catégoriser, bipolaire, clair/foncé pour caractériser le jaune comme elle l'a fait en dénomant les autres couleurs, bleu clair/ bleu foncé. On ne peut parler de l'oubli "des" mots mais de quelque chose qui relèverait, comme dans ses copies de figures, d'un fonctionnement différent qu'elle mobiliserait alors.

Ainsi cette tentative de fonctionner "logiquement" n'est pas la bonne car il aurait fallu qu'elle recherche la liste des couleurs et non des oppositions par couple selon le seul critère qu'elle connaisse, tout comme elle en est restée au mode comparatif plus petit/plus grand, qu'il a fallu construire à 10 ans etc.

 

Il s'agirait bien, dans l'exemple de la couleur à nommer, d'un chemin à trouver qui soit "pertinent" par rapport à la question posée  et aux ressources disponibles pour y répondre...

Le mot n'arrive pas toujours de la même façon pour être "dit" comme cela s'est passé en début de séance.

J'entrevois ainsi une piste de réflexion pour approfondir ce type de trouble d'évocation, un rapport au mot singulier, sans pouvoir définir pour autant un fonctionnement récurrent.

Publié dans évocation "mémoire"

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J
Qu'a-t-il bien pu se passer ensuite? 2 mois plus tard, après les vacances de Pâques, Sénia revient alors que j'avais annoncé que j'arrêtais définitivement de la prendre (retraite définitive en vue<br /> à la fin de ce mois). Elle a passé "Une heure et demie" à faire le travail que je lui avais demandé, le dossier des feuilles de ses essais en témoigne. ELLE S'EST DONC ENTRAINÉE ET A APPRIS A<br /> MANIER LE COMPAS, même si c'était la veille au soir. La rosace est là... enfin.<br /> ELLE SE L'EST APPRIS.<br /> <br /> En voie pour l'autonomisation, il me semble, car elle est aussi venue seule et m'annonce triomphalement qu'elle va seule à Auchan! Sa mère semble avoir lâché prise...<br /> <br /> Je reviens sur ma décision d'arrêter et décide de lui apprendre à lire d'ici le mois prochain sur le Petit Prince (livre travaillé à l'école), car elle lit très mal et cela nous permettra de revoir<br /> les aspects actes de langage et grammaire de tout parcours vers la lecture courante.<br /> <br /> Deux articles à venir sur l'évocation et la peur qui mélange ici même, en lien avec un article de fond sur le site (sous presse) sur la lecture proprement dite...
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