Des mots pour dire pour penser (suite)

Publié le par Jaz

Miltristesse-001.jpg  Tristesse quand tu nous tiens!   

Il est temps de faire le point par rapport au premier article sur ce thème, consacré à Miloud, en mettant en relation une partie de ses difficultés avec l'hypothèse d'un manque du mot. Mot qu'il a défini à plusieurs reprises, dans le cadre de la lecture en général comme de la lecture de notes de musique...

La nécessité de prendre en compte le manque du mot pour y réfléchir m'est venue récemment, à voir le versant "aphasique" des difficultés de Sénia, réactualisées par la présence d'une tante comprenant la dimension psy de ses difficultés, comme s'il s'agisssait d'attirer son attention sur cette autre dimension neurologique à prendre en compte pour un diagnostic que personne ne se sent capable de poser au niveau d'une simple équipe éducative, sans examens complémentaires réclamés depuis deux ans. Dans l'article consacré à l'oubli du mot chez cette fillette de 11 ans en CM2, j'évoquais, de par l'analyse du fonctionnement du mot chez elle, de la valeur qu'il prenait, "une piste de réflexion pour approfondir ce type de trouble d'évocation, un rapport au mot singulier, sans pouvoir définir pour autant un fonctionnement récurrent".

 

Un corpus et son contexte

 

Comme à chaque séance, nous échangeons quelques mots et ce jour là, Miloud semble très perturbé, "là je suis dégoûté, malheureux, envie de...": Je l'interromps et lui propose d'écrire ce qui se passe, ce n'est pas à propos de son handicap mais d'un grave problème familial dont on essaie de faire le tour.

Il écrit alors "je ne pensais pas en arriver là un jour". (texte corrigé de celui qui figure en tête d'article). "Je suis atteint" dit-il. Il veut "lire" ce jour là, mais nous avons envisagé comment sortir de ce problème... et n'avons pas eu le temps de le faire. Puis il tombera malade.

Il va donc s'absenter 10 jours.

 

- Quand il revient il commente ses problèmes de lecture dans un double registre cognitif et affectif. Ce qu'il ressent de ces deux points de vue. Il annonce ainsi la couleur: "un grand énervement en moi";

puis il demande à lire et prend une carte

ça ne se fait pas,

en commentant son rapport à écrire, avant de se mettre à la "lire pour lui", première étape avant de lire pour moi:

"j'ai toujours la sensation de ne pas être prêt... quand je me concentre j'arrive pas à poser des lettres qui..."  "en fait, je lis souvent les magazines, des mots que je côtoie tous les jours. Je fais des recherches sur l'ordinateur, mais je parcours... d'abord les musiques, donc les chanteurs, leur biographie". précisera-t-il ensuite, avant d'enchaîner:

"J'ai un problème pour faire venir les mots d'abord".

 livre2--copie.jpgJe lui propose de chercher un livre. Il prend tout d'abord "le plaisir des mots". Le lexique sera beaucoup trop difficile, je l'oriente à chercher plutôt parmi les petits livres d'enfants. Il choisit alors "le lapin et son ombre". Je lui demande de le lire si possible en groupe de mots. Nous en lirons 2 pages. Il "lit pour lui" (chuchoté) une page puis me dit "mais pour vous maintenant". Il contracte "j'aiessayé" qui ne veut plus rien dire je commente 'c'est comme pour les mots, tu veux tout dire à la fois d'un seul coup'. Il fait son autocritique:

"En fait, j'suis feignant, un peu!".

Il veut tirer une nouvelle carte: ce sera

Des rêves toxiques

Il n'a pas parlé du contenu de la carte précédente ("ça ne se fait pas"): "toutes ces cartes me concernent même si je ne dis pas..." (quelque chose à leur sujet). Nous discuterons cependant de celle-ci car il a retenu "se battre pour ses rêves mais se fermer d'autres portes..." et cela l'interroge!

Il se promet de retravailler le cahier rouge... Ce travail lui permettra de retrouver plus facilement les mots outils et les constructions syntaxiques en les réactualisant par la voie écrite.

 

- Le lendemain, de s'être remis au travail technique, l'amène au commentaire suivant:

"J'ai moins peur de me lancer. Mais quand je pense à ça, j'suis pas bien. Triste. Je m'en veux." 

"Remonter cette pente raide. Je sais ce que ça veut dire la tristesse. Mais dites-moi.. SVP madame..." il ne poursuit pas sa demande mais enchaîne, "maintenant je regarde dans le dictionnaire. Maintenant je sais taper -you tube - bon coin - j'ai eu du mal à trouver comment l'écrire"

et il prend le petit dictionnaire devant lui sur la table 'Tu vois, tu réponds toi même aux questions'. Il faut le guider dans sa recherche car il la situe au milieu du petit livre, je suggère 'vers la fin' et je lui fais reprendre la suite de l'alphabet qu'il a oublié: il doit répéter pqrst.

Pour qu'il trouve le début du mot tristesse, je le guide sur la suite du t en lisant tri-angle, tri-plette. Il trouve le mot et vérifie le sens en lisant les exemples: "tristesse d'un péché" alors qu'il voulait dire paysage.

Nous voilà repartis avec ce lapsus dans une discussion sur la culpabilité. Je l'interroge: pour toi c'est quoi? :

"ne pas savoir quelque chose, être un bon fils (il décroche un peu et poursuit), être parfait.

Si je n'avais pas eu ce problème de lire/écrire, je l'aurais été "parfait".

Encore plus de bien partout".

Il n'est pas jaloux mais envie les autres qui n'ont pas ce problème. Je lui confirme que les notions de bien et de mal sont toujours en discussion à l'intérieur de nous-mêmes, pas réglé.

Il me réclame la carte du jour que je lui présente un peu différemment (il prenait toujours au milieu de l'éventail).

Quand trop c'est trop!

  "oh ça ça me concerne".

Il lit, gêné par certains mots: salutaire (il ne connait que le salut de bonjour), il transforme -pour le temps imparti- en "pourtant imparti".

"Ca m'énerve de lire comme ça"

'tu as du temps et tu veux aller plus vite'. La fatigue est là 

 

- Quelques jours plus tard, il vient sans l'avoir prévu et n'a donc pas ramené le support d'un travail écrit. Il vient pour la carte et va tirer:

L'ombre de soi-même.

Je lui fais remarquer le titre du livre qu'il a commencé à lire en précisant que ce n'est plus au sens propre mais au sens figuré qu'il faut l'entendre. Je lui demande s'il veut

'en parler?'

"Pourquoi pas. Qu'est-ce que je pense? Peut-être que.... honnêtement, excusez-moi c'est un peu vulgaire: la vie c'est de la merde."

'Par rapport à toi? Tu es en train de te battre beaucoup pour sortir d'une galère que tu n'as pas choisie'.

Puis je l'encourage

'Tout le monde a une baisse de régime, en ce moment. Pour toi donc?'

"J'suis révolté... J'ai envie de OU OU OU OU OU OU (hurle)"

'Décharger'.

 "Il faut se relaxer quand on est là-dedans... pas plus de 5/10' pour lire.

Là c'est... mais j'ai pas les mots."

Une discussion s'engage entre nous sur le fait d'avoir "l'envie d'avoir les mots tout de suite" Je lui demande alors, les mots ou les actes? Et je développe le fait qu'il est dans l'action d'avoir à les reconnaitre (aspect "technique") avant même d'y parvenir et qu'il bloquerait ainsi sur cette action incluse dans le processus de "lire" tout comme celui d'"écrire" d'ailleurs. Son envie est bien, comme toujours, d'avoir fini avant d'avoir commencé.

 Miloud va reprendre sa lecture du "lapin et son ombre" et réaliser le plaisir de lire par l'humour.

Il rit en lisant "pour lui". Je lui demande de me faire partager ce "plaisir". Il me signale un "bug" sur "lança à l'adresse de son ombre". Il l'a surmonté en réalisant que c'était comme "un gag".

Il demande alors une autre carte et tombe sur 

la corvée des beaux-parents.

Ce n'est pas son problème mais le thème m'offre une ouverture pour lui demander où il en est avec sa, ses copines: il n'arrive pas à oublier, il a dit aux deux, mais une le relance, il ne peut s'en débarrasser. dit-il, et lorsque j'ajoute en commentaire qu'il veut "rompre", il n'entend pas ce mot qui implique la séparation et la perte, et ne lui est sûrement pas familier. Il n'a pas tout compris du texte: "à un moment ils disent "contrainte". J'ai envie de tout comprendre". Il conclut la discussion en reconnaissant qu'il lui faudra "trouver quelqu'un qui puisse me comprendre par rapport à ça".

Le ça concernant son handicap dont il ne parle toujours à personne. Le thème de son identité est bien là à la séance suivante quand il tire "au hasard"

Le complexe du prince charmant,

carte qu'il va lire avec un lapsus: "présent" pour prince! Il le résume en définissant l'amour: "trouver l'homme ou la femme idéale". Il nous faut "travailler" sur le mot "perspective" qu'il n'a rrive pas à déchiffrer sans un travail de construction qui va passer par l'inversion de ses éléments syllabiques. Il décide de terminer le petit livre sur l'ombre.

L'autonomisation va se poursuivre: il recherche où il en était. Il rit en commentant: "c'est drôle, couper son ombre, vouloir la regarder fondre. Il est vraiment fou lui!". (Je pense à ce qu'il me répétait il n'y a pas si longtemps, vous devez me prendre pour un "fou" madame!)

Il est en quête de sens: il analyse ses difficultés "c'est des mots d'avant: "il coiffa" Lucien de sa casquette". Mais il veut toujours arriver  au bout avant ce qui l'amène à un contre sens:  à ce moment la nuit commence à se faufiler derrière les nuages, devient "le jour commence à se lever". Je ne lui signale pas l'inversion, il est si fier d'avoir compris sans même regarder l'image, mais la métaphore n'a pas été identifiée.

L’autonomisation se poursuit par la lecture même. Il commence à découvrir de l'inconnu en lisant (en chuchotant maintenant) et réalise ainsi que "l'ombre est liée à la lumière, je n'y aurait pas pensé".

 

- La séance suivante, on parle de l'oubli. Il n'a rien apporté du travail qu'il a commencé à faire chez lui.

Faimdeloup-copie.jpgIl choisit un nouveau petit livre « une faim de loup » "pour le titre".

Il commente sa lecture :

  • Il a recherché le sens par le contexte : « exempte », « heureuse, exempte de soucis », c'est alors qu'il témoigne de ce qu'il ressent.

- "J’arrive maintenant … mais…

   La première phrase a demandé un grand effort, j’ai senti une fatigue  énorme :

    C’est descendu de la tête à ma poitrine, mon estomac, de mon cerveau à mon estomac"

J’interprète : 'il y a eu la mise en route du cerveau et une décharge émotionnelle'

  • " Le trait « -  » (marque de dialogue) m’a fait bugger comme entre (… )

Je pense avoir correctement lu sauf ce mot « contrefaisant » qu'il montre.

Il te faut organiser les lettres entre elles mais si elles se mélangent, retourner en arrière", ajoute-t-il en poursuivant son commentaire.

  • Je lui propose une démarche pour identifier le mot qu'il n'arrive pas à identifier faute de le prononcer correctement en le lisant :

- Trouver deux mots qui sont dedans que tu connais déjà, ce qui donne avec la segmentation, le même résultat que ce qu'il avait lu "contre féssant". 

-  Je lui demande de réciter le verbe "faire" au présent et à l'imparfait, mais comme il n’entend pas la différence entre "faisons" prononcé 'eu' et 'é' cela ne peut l’aider.

-  Je lui fais répéter les deux formes après lui avoir dit que c’est comme pour venir ici, tu te mets en automatique (ce qu'il évoque comme justification de n'avoir rien rapporté) !

-      Il commente alors  "ça fait bizarre dans la bouche"

-      Nous explorons faisant, contrefait.

  • Il renonce à poursuivre "j’ai eu trop de décharges dans ma tête" et demande à tirer une carte.

Je reviens alors sur sa lecture : 'tu as compris au début mais quand il a fallu accepter le texte et non comprendre tu as eu une décharge d’adrénaline, comme dans ta vie… C’est une libération de cette peur qui te tient au ventre.' Et il tire une carte 

 

Jamais au grand jamais

Il bute sur "périmées" car il n’est pas passé par la syllabation. Il a encore besoin de dire tout fort pour  comprendre ce qui me semble plutôt correspondre à « rester dans sa posture automatisée pour "lire"».

Son commentaire du jour sur cette carte :

"On dirait l’horoscope. Ça me fait méditer ça madame !"

 

On relit le début de cet article en gestation qui explicite faire venir les mots en bouche, dans sa relation avec des problèmes d'évocation . Il confirme le lien qui existe pour lui: "quand je les fait venir, il y a des sons que je n’entends pas".

Il a donc toujours le même problème des lettres muettes qui font partie du mot, parasitées par la persistance de la confusion e/é. Je termine sur notre étape actuelle : chercher les mots dans les mots… chercher plus loin que là où tu connais...

 

Les séances suivantes seront consacrées à la mise en place de la lecture verticale.

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DISCUSSION: évocation et représentations mentales

"J'ai un problème pour faire venir les mots d'abord"

"Faire venir", cette façon de poser le problème renverrait-il à l'évocation

Dans le dictionnaire d'orthophonie, on se limite, au lieu de la caractériser en tant que processus inconscient, à renvoyer le lecteur à l'évaluation de l'évocation de mots et aux épreuves et  exercices nécessaires à son amélioration. Pour ma part, je me réfère à Denise Sadek-Khalil qui distinguait l'évocation du locuteur et celle du récepteur par leur mouvement inverse d'intériorisation pour la compréhension de ce qui est perçu ou d'extériorisation dans l'expression.

- Pour le locuteur l'évocation consisterait ainsi dans le passage de ce qui est conçu à ce qui est dit, dans le "passage de la langue au discours".

- Pour le récepteur elle joue moins directement, mais reconnaitre ce que l'on a perçu et le comprendre résulte de l'évocation intérieure d'un signifié.

On retrouve ainsi l'indissociabilité du signe linguistique au coeur de la compréhension de son fonctionnement, ce qui, dans mes propres analyses, est justement la question centrale de ma population, pour laquelle, ce qui devrait se mettre en place de façon automatique, l'association forme (St) et contenu (Sé) dans l'appréhension même du signe, ne s'acquiert pas "normalement".

En poursuivant la reprise du corpus en ses propres termes, le "la mise en bouche pour dire" d'une séance précédente, relève de la parole quand il lit, dans la mesure où cette lecture est oralisée. Pour lire comme pour écrire, il lui faut " d'abord" passer par cette étape de mise en forme intégrant les choix des éléments de base comme leur séquentialité, avec une sur-articulation qui faciliterait l'autocorrection, première hypothèse, et compenserait la tendance à arriver au bout avant d'avoir commencé, ce qu'il exprime ainsi: "En fait, j'suis feignant, un peu" deuxième hypothèse. Ce n'est qu'ensuite que le feed-back auditif de s'entendre lui-même lui permettrait l'identification d'un mot en tant que signe, prélude de l'autocorrection.

Mais cette "expression orale" au cours de l'apprentissage de la lecture est particulière, car ce n'est pas de sa propre parole qu'il s'agit. Il n'a pas le même problème dans son expression orale, si ce n'est qu'il cherche "le mot juste" parfois. Il faudrait que les mots soient là en lui pour qu'il les identifie et les évoque alors qu'ils lui sont suggérés par une forme écrite qui lui échappe sans cesse, comme le nuage de Benji. Cela demande une "concentration" énorme ce qu'il rappelle sans cesse, et représente donc un coût cognitif élevé. Il faut qu'il se les entende dire pour que les mots prennent sens.

C'est aussi pour cela que j'accepte qu'il lise en deux temps:

- "un temps pour lui" où il déchiffre, reconnaît parfois, devine et demande de l'aide s'il bloque sur un mot inconnu et compliqué pour avoir oublié de le décomposer en syllabes (il suffit généralement de le lui rappeler),

- et "un temps pour moi" où il "dit" de façon à ce que je comprenne.

Nous avons dû reprendre toutes les marques énonciatives du texte écrit, mais il n'en tient pas souvent compte dans l'intonation car il n'en est pas là pour lui-même. Il s'efforce de faire en sorte que je n'entende rien (fréquents rappels) au cours de cette première lecture (de l'articulation chuchotée à silencieuse), car il s'agit de l'amener (quand il sera prêt) à la "lecture silencieuse", l'étape qui lui permettra d'intérioriser le travail de reconnaissance ou de découverte des mots qui mènent à la "compréhension", et, par l'effet d'exercice, un moindre coût qui se traduira en une vitesse plus grande.

Qu'en est-il du "contexte" de ce corpus?

Dès le départ, Miloud se dit "triste" et la lecture des cartes actualise ce mot. Il y trouve bien des réponses, même dans ce registre! La reconnaissance des mots qu'il va avoir à lire se situe donc bien dans son champ associatif actuel. On ne peut pour autant avancer que ce thème serait responsable de ses difficultés de concentration. Il ne lit pas pour identifier des mots, mais pour mieux comprendre la vie en général et la sienne en particulier.

Comme pour tout être humain, certaines de ses erreurs de lecture représentent bien des lapsus, et demandent à être identifiés en tant que tels car sinon leur signification "pour lui", pourraient parasiter son esprit. En effet, la question posée indirectement lorsqu'il dit péché pour paysage resterait sans réponse explicite à ce sentiment de culpabilité qui se dit dans une fréquente dévalorisation de lui-même ("Je suis fou" modalisé en "vous devez me prendre pour un fou, madame"), sentiment de culpabilité qui sera discuté dans un prochain article.

Après ce travail sur les mots l'expression se libèrera dans un autre registre, celui de l'expression émotionnelle portée par les onomatopées et la voix, mais l'analyse le ramènera à son manque "j'ai pas les mots".

Lire, évoquer les mots, implique bien la mémoire par le rappel d'un "déjà vu", mais met aussi en jeu nombre d'associations qui surgissent en quête de sens à donner, en référence à cette mémoire historique qui veut que des affects y soient associés par le fait même du contexte où ils s'étaient inscrits ou par le champ sémantique auquel ils renvoient.

L'hypothèse de travail concernant le fonctionnement cérébral que suggère le témoignage d'un enfant malentendant

Il n'est qu'à consulter divers témoignages rapportés dans le poster de 2003 (Psy & SNC) sur le site. Je citerai en particulier Kacem (9 ans 1/2) pour ce qu'il nous livre de ce qu'il ressent de l'activité de mise en ordre cérébrale: 

“des fois l’cerveau, euh, ben, dans sa tête i réfléchit
i met à la place des, des autres, euh,
i mélange tous les, toutes les choses
et après i m’le renvoie dans la bouche et après, on parle...
« le cerveau fait tout ».
Qu'en est-il de la mise en bouche? Kacem ne peut que se répéter
en lien avec les deux sens de "réfléchir" :
Ben après le cerveau i m'le renvoie dans la bouche
et après moi je parle.
Qu'entend-il par idées mélangées?
“Ben i sont bien mis”
“Des fois on s’rappelle plus c’qu’on veut dire,
     pasque, pasque
y a des aut’mots qui te, y a des aut’ mots
dans l’cerveau,
qui, comment on dit déjà,  qui se placent”
“J’ai eu un 10 en grammaire”

Kacem évoque  le parasitage associatif qui provoque les mélanges. La référence à la grammaire, développée dans l'article suivant, est bien en lien  avec ce qui, en langue, est porteur de cette mise en ordre, la syntaxe. Il témoigne ensuite de la difficulté à contrôler ce qui surgit sans contrôle.

Comment définit-il la grammaire?

“C’est français ? ça veut dire, euh, des noms, des noms,
des [Sez(è)t], (sujets ?)tout ça...”
...“avec tout ça ça fait un grand, groupe...
si on les met en place
qu’est-ce que ça fait tout ça après ?”
Il nous éclaire sur la façon dont il y arrive, le lien entre différents types de représentations:
“parce que des fois, on réfléchit dans ses yeux aussi...
ah j’ai compris l’truc, ah ça ! les yeux i r’gardent, après,
tuuut, ça marche”.
Il illustre alors un splendide exemple de saturation sémantique, 
repartant de la correspondance grapho-phonémique!... (voir "éveil") 

 

De l'oral à l'écrit, c'est bien ce qui semble se passer, pour Miloud comme pour Kacem, hypoacousique, dont le travail sur soi n'était pas terminé non plus au moment de son témoignage, et se révèle tout autant nécessaire à l'un qu'à l'autre pour accéder à la maîtrise de l'écrit.

 

La continuité du travail "technique" au cours des séances avec Miloud n'est pas de mon fait, c'est lui qui la dicte par ses choix de carte au hasard. Elle joue même sur un plan technique, préparant le passage du sens réel au figuré  par exemple, étape importante pour entrer dans les jeux de langage.

 

Si les mots  manquent à Miloud, comme lorsque, dans le parcours de textes initiatiques qu'il cherchait à comprendre, il s'était exprimé par le dessin, organisant ainsi un espace mental porteur de son histoire dans la construction de lui-même, incapable de "raconter" encore, loin de pouvoir "se" raconter. Les "cartes", support de son travail personnel actuel, lui apportent d'autres mots pour dire les difficultés à vivre d'un adulte et pour mieux gérer sa vie.

Lire associé au plaisir de lire, lui vient donc avec un livre pour enfant qui cible un animal peu fûté, qui lui permet de réaliser en quoi il n'est pas malin... et d'en rire. De petites phrases simples, qui lui permettent, même quand il n'y a pas d'image, donc plus de texte, de s'accrocher pour aller plus loin... Il lit très lentement avec la consigne de ne rien faire entendre de sa première lecture, et je ne lui demande plus de restitution depuis qu'il rit et a besoin de me communiquer ce qui le fait rire. Deux pages pleines marquent sa limite, puis il avancera davantage vers la fin mais se gardera pour le lendemain de le finir.

Il ne perd pas pour autant ses préoccupations d'adulte et s'accorde de compenser cette activité de lecture d'un livre enfantin, en demandant à tirer une carte, afin de s'éclairer sur son propre chemin de vie.

 

Parallèlement il s'autonomise dans la recherche d'aides techniques (comme le prouve l'usage spontanné du dictionnaire) et la quête d'information sur le net, encore très difficile car elle implique l'écriture, préalable à la lecture de la réponse qu'on espère trouver. Un article récent sur le site précise son parcours pour la mise en place de la lecture silencieuse qui ouvre, non seulement à la vitesse de lecture mais à une meilleure compréhension

 

Pourquoi mettre cette analyse sous le signe de la  "Tristesse" ? Ce parcours personnel que doivent faire les enfants ou adultes dont je présente souvent les témoignages comme celui des non-lecteurs, souligne la façon dont ils vivent leur handicap.

Leur hyperconscience leur donne une capacité d'auto analyse de ce qu'il ressentent sur un plan somatique, et Miloud (1ères citations encadrées), comme Alicia pour "entendre", confirment ainsi certaines de mes hypothèses personnelles sur ce qui se passe alors dans "la boite noire" de leur fonctionnement cérébral.

Cette capacité d'auto-analyse de ce qu'ils font leur permet également d'avancer, en se reformulant eux-même ce qu'ils ont intériorisé de l'étayage, afin d'aller chaque fois un peu plus loin jusqu'à ce qu'un déclic s'opère et leur permette ainsi de s'ouvrir à une autre façon de se programmer eux-même dans l'acte de lire et/ou d'écrire. La verbalisation leur aura été essentielle comme l'étayage qu'ils ont fini par intérioriser, même s'ils la retrouvent dès qu'ils ne font plus confiance à ce qu'ils ont pu automatiser.

Un article (sous-presse) va explorer ce qui relève d'une problématique dépressive dans ce que j'ai appelé pour les non-lecteurs (lien précédent) "une période d'éveil", condition nécessaire à la réussite de leur apprentissage douloureux et tardif.

 

NB Un témoignage de dyslexique va reprendre également ce problème de l'évocation au coeur du trouble des apprentissages que ce soit dans celle de langues étrangères ou au cours de l'apprentissage d'un poème mis en musique, soulignant la complexité de sa mémorisation...

 


Publié dans évocation "mémoire"

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