De l'imaginaire à la réalité. Le Docteur WHO: un passage? (trisomie)

Publié le par Jaz

whoUne porte s'ouvrirait-elle pour grandir?

 

A la synthèse de l'équipe qui prend en charge les activités de Yann à l'IMPRO, nous étions tous d'accord  sur la nécessité de l'aider à grandir car il ne respecte pas des règles de base d'une activité à partager avec d'autres. S'il se réfugie sans cesse dans son monde , je ne réalise que maintenant, après ce jeu, que ce serait dès qu'il n'est plus capable de suivre ce qu'on lui a demandé avec des mots sans qu'il différencie le réel de l'imaginaire. Ce comportement est-il vraiment identificatoire, en rupture totale avec la réalité?

 

 

La deuxième séance après cette synthèse, Yann arrive avec un dessin (ci-dessus). Sa mère n'a pu comprendre de quoi il s'agissait car il regarde la télé avec sa grand-mère ou seul dans sa chambre avec internet et elle ne sait plus où il en est.

 

Il lui faut attendre que sa mère ait fini de parler à quelqu'un avant d'aller ensemble essayer de comprendre ce que son dessin représente. Il ne peut sortir de l'entrée et je ne cède pas, il n'ose pas forcer le passage.

 

Nous négocions les places et tabourets autour de et sous la table où l'attend, ouverte, la boite du scéno-test . Il commence à prendre des cubes.

Ce contexte est important pour situer le lieu où il en est de son développement. Avec Artus, autre trisomique plus âgé, j'avais pu passer par le dessin et "les mots pour dire", avec lui pour faire un parcours du même ordre, de l'imaginaire au réel, nous n'en sommes pas là. Yann répète des mots incompréhensible, fait des gestes, fait tout ce qu'il peut pour que nous comprenions... sans succès.

 

Son dessin m'évoque un portail de passage dans une autre dimension pour la partie dessin, interprétation renforcée par sa mimique accompagnée d'onomatopées tout à fait évocatrices  de cette situation dans de nombreuses séries de mondes parallèles...

Par tâtonnements je finirai par comprendre que le bonhomme est d'après ses dires très déformés "Le Docteur", sans plus d'ailleurs, car les lettres et nombres écrits ne mènent nulle part. Sa mère ne reconnait pas ce qu'il prononce et repart.

Comment entrer en communication avec ceux qui ne disposent pas du langage pour s'exprimer en mots sans connaître leurs références culturelles. D'habitude sa mère m'informe de ses addictions du moment, mais il est d'âge à s'automatiser et un surcroit de travail la rend peu disponible en ce moment...

J'ai donc fini par identifier, en associant tous ces indices, "le Docteur Who" dont j'ai suivi par hasard 1 ou 2 épisodes et il y a quelques années. Les membres de l'équipe l'avaient évoqué mais je n'avais pas réalisé à ce moment le parti que je pourrai en tirer dans ma propre démarche car,  avec moi, il n'avait pas le type de comportement aberrant qu'ils décrivaient: j'ai l'habitude d'arrêter l'activité juste avant qu'il ne se dérègle. Je ne voyais donc pas le pourquoi de sa gesticulation en d'autres lieux! Cette séance m'a permis de lui donner sens: il s'agit bien du passage d'un monde à l'autre.

 

"Il s'agit d'une série télévisée britannique de la BBC, créée en 1963 par Sydney Newman110px-TARDIS-trans-copie.png. On y suit les aventures d'un mystérieux extra-terrestre nommé le Docteur. Avec ses compagnons humains (généralement des compagnes), il voyage à travers le temps et l'espace dans un vaisseau spatial camouflé en cabine téléphonique de police britannique de couleur bleue, le TARDIS (Time And Relative Dimension In Space, traduit en français par Temps À Relativités Dimensionnelles Inter Spatiales)."

 

On trouvera la description plus détaillée du jeu dans l'article du site qui se centre sur le détail de l'utilisation du scéno-test dans le cadre de cette prise en charge, n'en retenant ici que l'essentiel de chaque étape.

 

Les étapes du jeu

 1/Du dessin à sa transposition en construction (en hauteur)

Sur le plateau du jeu, il essaie de mettre en 3D ce qu'il a dessiné sur un plan, ses mains dessinent les angles pour transposer ce dont il se souvient. Je pense à son dessin de la maison dont il a refermé les murs et le toit (éclatés) pour obtenir la perspective vers 10 ans quand il s'est ouvert au monde par le dessin. C'est le processus inverse pour transposer le "tardis" dessiné selon son souvenir. Je n'ai pu le photographier car en me levant pour aller chercher l'appareil, il a été partiellement démoli. C'était une sorte de mur surmonté de 3 colonnes en hauteur, m'évoquant ceux que réalisent nombre de dyslexiques confrontés à ce matériel. 

 

scenotest Who0 copie

 

2/Reconstitution du cadre de "vie" du film comme du jeu

 

- Il va donc reprendre sa "construction" et réaliser ce qui correspond à un espace de vie avec des cubes. Quand il a eu fini, dans l'espace vide, il a tout de suite placé le petit train avec lequel il jouait dans le temps de nos premiers jeux. On le voit sur le papier, avec, à son côté dépassant sous la feuille, le crocodile qui lui servait alors à agresser les personnes, puis des animaux "représentants symboliques de personnes", puis des poupées représentant les personnes de son entourage. Il y a donc un espace de jeu d'une part et un point d'ancrage dans le réel d'autre part. Il reprendra son jeu là où nous en étions restés en quelque sorte, dans la dernière séance où nous avions pris le scéno-test avant de nous orienter vers d'autres types de support.

J'interviendrai peu au cours du jeu.

  • - Quand il pose le petit train je l'interprète comme le désir d'aller ailleurs, de voyager et non de jouer comme un bébé avec, et sa mère le confirme en sortant de la pièce tout en disant 'non pas Titi' (surnom de quand il était petit que sa grand-mère ne peut s'empêcher d'utiliser) mais 'Yann'.
  • - Quand il explore ce qui a un couvercle et le referme: la boite aux petits objets autour de la nourriture et le siège WC dont il soulève le rabbat. Il réfléchit et les laisse en place. Se saisissant du transat, il essaie de retrouver comment le faire tenir debout debout, je sors et à mon retour il range le transat et je commente: 'Tu cherches quelque chose?'

 

3/Le choix des acteurs

- Dans un premier temps, il prend le crocodile qu'il pose sur le plateau en le regardant de trés près, oeil contre oeil, en cherchant où le placer, le long du petit train (on voit sa queue sous la feuille). Il repose la feuille sur l'espace pour réfléchir (cf.la 1ère photo) puis il fait explorer le père Noël/lutin par le crocodile, en le tapotant avec sa gueule, le repose ensuite là où il l'a pris dans la boite. Il repose le crocodile à côté du train, prend la vache qui perd une corne, la remet en place, l'explore avec le crocodile, joue à l'agresser et la remet dans la boite à la place des cubes. Il a retrouvé les supports de l'expression de son agressivité dans son dernier jeu en lien ci-dessus (il y a 7-8 ans).

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Il remet alors le crocodile à sa place et commence à sortir des poupées personnages.

 - Il prend le petit personnage, garçonnet qu'on voit sur la photo qu'il confirme être le "docteur who" de son dessin, puis cherche d'autres personnages avec qui le confronter. scenotest Who2 copieIl a passé en revue des femmes, choisit dans un premier temps le couple âgé, puis choisit une fillette (je pense d'abord à sa soeur). Il a hésité entre la princesse et elle et va l'allonger dans la construction en cubes (ses jambes dépassent). Il a gardé une femme plus jeune, la remettra en place, gardera longtemps le monsieur âgé puis le remplacera par le plus jeune. Il manipule tous ces personnages en les faisant se rencontrer, voire se bousculer... 

J'anticipe sur les règlements de compte et l'expression d'un désir du garçonnet  à l'égard de la fillette, pour ne pas rester sur un mode de passage à l'acte, mais laisser place à l'acceptation de règles...

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4/La figuration de l'espace psychique

  • - ... en me décidant à intervenir pour permettre que la médiation du jeu symbolique puisse fonctionner. Je figure la séparation espace réel/imaginaire en attrappant un grand livre que j'avais préparé comme support éventuel d'un travail "pragmatique", et, en le tenant,  aménage le plateau en 2 espaces: celui où se situe sa construction, figurant pour moi le "réel", et le lieu de l'évasion dans le jeu qui autorise la mise en acte des fantasmes qu'adolescent il ne peut manquer d'avoir, d'autant que les choix des personnages de son jeu confirment la projection de sa quête identitaire.

Ce sera ma trosième intervention qui d'ailleurs rend difficile la prise de photos car je dois tenir droit cette barrière et ne peux manipuler l'appareil d'une main...

 

5/Les modes relationnels mis en scène

Après avoir repris sa thématique ancienne où les animaux valaient pour ce ou ceux qu'ils représentaient comme la vache (figure maternelle), le crocodile, l'agressivité, retrouvé le problème cognitif de monter le transat, Yann, qui avait commencé par ouvrir ce qui avait couvercle, nous ouvre le champ des conflits qu'il doit résoudre et met en scène le parcours comportemental qui les exprime dans cet autre espace.

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A travers les figurines Yann va à la découverte de l'autre pour en  choisir en les  manipulant. Il met en scène son héros en situation d'agression, cherchant l'expulsion des "monstres", figurés par des grandes personnes, depuis le grand-père au père, en passant par des marques d'affection avec des gestes d'une grande douceur, voire de protection; en déplaçant l'héroïne dans la maison pendant qu'il fait place nette, jusqu'au moment de la scène de séduction, où il réalise en les ajustant l'un à l'autre une profonde embrassade avec bruitage prolongé de baiser et de plaisir, alors que seules des onomatopées accompagnent les agressions, et les passages d'un monde à l'autre.

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  • - L'étape suivante sera celle du retour à la réalité lorsque avec la feuille, les manipulations et les bruitages, il fait tourbilloner le petit couple et le fait venir dans la maison où, lorsqu'il veut les faire s'embrasser, je précise, 'sur la joue, pas sur la bouche'. Il l'accepte et les installe chacun séparément.

 

 

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Discussion conclusive

 

On a pu suivre l'évolution de Yann dans de nombreux articles. Puisqu'il ne pouvait apprendre à parler comme les autres, par l'imitation et la répétition, nous nous sommes centrés sur l'acquisition de pré-requis pour des apprentissages qui étaient pris en charge dans son établissement afin de l'aider à mieux s'y intégrer.

Lors de cette synthèse, nous avons réalisé que nous ne le connaissions pas sous un même jour car les membres de l'équipe ignoraient son parcours depuis 10 ans dans les autres contextes de sa vie que le leur. Nous avons conclu d'un commun accord à un immense retard dans son développement affectif qui freinait très certainement son intégration sociale, en particulier selon les normes de communication habituelles qui passent par des consignes verbales. Nous avons pu recadrer en partie ses troubles du comportement.

J'ai évoqué ses difficultés à évaluer l'attente de l'autre (décentration et  troubles pragmatique) et envisagé de reprendre le support qui nous avait si bien réussi quand il était plus jeune, le scéno-test dont les mises en scènes permettent l'exploration aussi bien de pulsions inconscientes et leur expression pour les mettre à distance (effet cathartique) que celle des règles qui régissent les relations humaines (dimension pragmatique).

Et c'est exactement ce qui s'est passé à la séance présentée ici: nous avons pu, grâce au support qu'il a apporté lui-même, travailler à différencier le réel de l'imaginaire et poser quelques règles. Il a pu réaliser les limites de l'identification à ses héros favoris dans le jeu alors que quand il le met en scène sans médiation symbolique dans un atelier en grimpant sur la table (mimant ce qui se passe dans le tunnel de "l'autre ailleurs-temps"), personne ne sait comment l'arrêter et lui faire réintégrer notre monde et ses règles.

Pour qu'il puisse "grandir" il a mis en oeuvre lui-même des étapes importantes:

- se retenir d'agir en écoutant et réalisant ce qu'on lui demande."Faire ce qu'on dit" avant tout, avant même d'entrer dans la salle où il devait "travailler".

- accepter d'être mal compris et essayer de s'exprimer d'autres façons, en particulier dans la situation de jeu qu'on lui propose.

- utiliser ce nouvel espace d'un autre monde, imaginaire en quelque sorte, pour mettre en scène les fantasmes qui l'habitent (amour/destruction), le baiser sur la bouche du couple et la bagarre jusqu'à l'expulsion des monstres (adultes masculins)

- identifier comme telle la séparation imposée entre le monde qu'il a construit sur le mode du réel, qu'il a fait d'abord habiter par la jeune fille avant d'aller la chercher pour la séduire dans l'autre, et admis le changement de règle sur le mode relationnel autorisé lorsqu'il s'est introduit dans ce monde de la réalité.

 

L'identification de Yann au Docteur Who dans le jeu m'a permis de mieux comprendre ce qui motivait sa réapparition hors propos dans des activités sociales. Elle est un signal dérangeant certes mais qui peut

- favoriser la concentration de Yann en tant que signal de ses limites pour réaliser la demande l'autre

- permettre de donner un moyen de remplacer le "déraillement" de son comportement par son transfert sur un autre signal plus facile à gérer dans la mesure où il n'introduirait plus à un jeu pulsionnel dans l'imaginaire qu'il ne peut plus maitriser, tout comme nous avons réussi parfois à le faire pour son balancement ritualisé à la façon des derviches tourneurs, en lui faisant marquer la pulsation (cf. pulsion) qui l'entraine en tapant sur sa cuisse (plus tard ce sera avec un doigt seulement)...

 

Le "Docteur Who" m'a permis de reprendre une position de (psycho) thérapeute alors que je m'efforçais de favoriser son développement global par d'autres voies.

 

 

NB Un article du site développe ce qui concerne le fonctionnement du scéno-test proprement dit sur une base commune avec celui-ci. Il précise également en quoi le fait de jouer permet d'espérer une capacité d'ouverture différente de ce qu'apporte une différenciation qui ne passerait que par l'image.

En effet, d’autres séries ou films avaient joué le même rôle pour Artus, mais ce dernier pouvait s’exprimer par le dessin et disposait d’un langage suffisant pour que nous puissions arriver à une différenciation réel/imaginaire en insistant sur le statut de l'image. Le contexte est différent pour Yann, seul le jeu peut permettre l’explicitation de ce qu’il dessine ou essaie d’exprimer de ses désirs.

Ainsi, Artus, s'il a différencié l'image de lui, de lui-même, ne peut dépasser cette différenciation qui l'enferme dans une position narcissique qui semble lui interdire le fonctionnement de l'imagination même.

Publié dans Handicap

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